LA NÉGATION EXPLETIVE DANS LES CONSTRUCTIONS COMPLÉTIVES

I. Existence d'un processus productif

1. Le terme « explétif »

explétif

Le terme « explétif » est employé pour caractériser un terme « qui n'apporte rien au sens de la phrase, et qui n'est pas exigé par la syntaxe » (G.L.L.F., qui date ce terme de 1865) 1. Cette étiquette vise à caractériser un emploi de ne qui ne correspond pas à son usage comme négation. Elle ne s'applique donc pas au ne de la négation nepas souvent supprimé dans le registre familier. Ainsi, on n'analyse pas ne comme explétif en (1), bien que (2) ait le même sens — mais on dira que dans ce cas, la syntaxe « exige » le ne :

(1) Paul n'est pas venu

(2) Paul est pas venu

Par contre, comme les phrases (3) et (4) également de même sens sont toutes deux jugées grammaticalement correctes, on dit que ne est explétif en (3) :

(3) Je crains qu'il ne vienne

(4) Je crains qu'il vienne

L'évolution du français conduira peut-être à juger que (2) est aussi « correcte » que (1), c'est-à-dire que (1) et (2) seront approximativement du même niveau de langue. L'impression que nous avons que l'emploi de ne en (3) diffère de son emploi en (1) repose sur un faisceau de propriétés que la définition donnée ci-dessus ne suffit pas à déterminer.

En fait, le terme « explétif», comme toute étiquette, n'a de valeur que s'il permet de distinguer entre catégories morphologiques ou syntaxiques. Le sentiment intuitif que ne en (1) et en (3) sont différents est bien mal représenté par un terme et une définition à la fois sémantique et syntaxique faisant référence à l'économie de la communication : si l'on qualifie ď « explétif »

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tout ce qui y correspond, on englobera sous ce terme une masse considérable de relations syntaxiques diverses. En (5), (6), (7), (8), quelque chose, jamais, un, pendant sont respectivement inutiles au sens et non exigés par la syntaxe :

(5) Je voudrais quelque chose à boire Je voudrais a boire

(6) Si jamais il venait nous voir, nous V accueillerions à bras ouverts S'il venait nous voir, nous l'accueillerions à bras ouverts

(7) Jamais un dirigeant n'avait été aussi peu regretté Jamais dirigeant n'avait été aussi peu regretté

(8) J'ai travaillé pendant deux heures J'ai travaillé deux heures

On pourrait ainsi bâtir une vaste syntaxe de Г « explétif», ce qui discrédite la définition qui en est traditionnellement donnée. L'emploi du terme pour les pronoms n'est par ailleurs pas très heureux, car ces pronoms introduisent une marque d'emphase qui n'est expletive au sens de la définition que si l'on tient compte de l'intonation :

(9) // te lui a donné un de ces coups de poing! Il lui a donné un de ces coups de poing!

Les autres étiquettes sont aussi mal adaptées; elles reflètent parfois un jugement de valeur plutôt mal venu en syntaxe (ne abusif, pour Ven- dryes 1950 — il faut noter que ce ne a été senti comme une irrégularité, un illogisme impardonnable dans la belle ordonnance de la langue, et a souvent excité l'ire des grammairiens)2; elles sont plus souvent vagues (négation implicite), ou synonymes de explétif (ne pléonastique, de Martinon 1927 — encore qu'on puisse difficilement parler de pléonasme en (3) par exemple, puisque ne derrière le verbe craindre figure dans une proposition sémanti- quement affirmative); ne redondant ne convient pas non plus : il n'y a pas de redondance d'un ne en (3), ni d'une négation pour la même raison, puisque la proposition est affirmative.

Deux analyses sémantiques ont tenté d'expliquer la différence entre (1) et (3), de façon finalement assez semblable : dans les deux cas, ne est distingué — dans tous ses emplois — des autres termes négatifs; ne impose une « visée négative » pour les guillaumiens (Valin 1952) mais la proposition reste au-dessus d'un seuil de « négativité » qu'un autre terme négatif permet de franchir; pour' Damourette et Pichon, ne est un discordantiel, c'est-à-dire qu'il correspond à l'expression d'un désaccord, d'une distance, du locuteur à l'égard du contenu de la proposition; il faut que s'y allie un for clusif (pas, jamais, etc.J pour qu'il y ait négation.

Ce n'est pas notre propos de faire ici une critique en règle de ces approches. On peut remarquer pourtant que l'un de leurs mérites apparents est de donner une analyse unifiée de la négation, l'emploi explétif n'étant autre que la réalisation d'une demi-négation, ou un discordantiel à l'état pur. Elles reposent toutes deux, sur ce point, sur l'existence d'une négation à deux éléments. Or les emplois explétifs de ne se retrouvent tels quels dès les plus anciens textes (Stauf 1927; cf. ci-dessous) alors que la seule négation était ne. Ou l'on admet qu'il existait alors un discordantiel ne et unforclusifne qui

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se confondaient dans la phrase négative normale — ce qui paraît bien invraisemblable — ou les analyses ci-dessus perdent leur principal mérite, de donner une analyse unifiée de la négation en français.

Les critères formels ne sont guère plus satisfaisants à première vue : (Gaatone 1971 :81)en donne trois : emploi en subordonnée, pas de de partitif devant le complément d'objet indéfini, opposition de ne et ne pas comme affirmatif/négatif.

Ces trois propriétés ne sont pas toujours satisfaites; si c'est le cas pour craindre (en général) :

(10) *On craint qu'elle ne boive de vin en cachette

On craint qu'elle ne boive du vin en cachette

(11) On craint qu 'elle ne vienne

Ф On craint qu'elle ne vienne pas

ça n'est plus vrai pour le ne dans les compléments de comparatif :

(12) Paul a plus d'argent que Pierre n'a de dettes ?*Paul a plus d'argent que Pierre n'a des dettes

(bien entendu, nous ne prétendons pas que de dans la proposition de droite soit nécessairement le même que celui des phrases négatives — mais le critère formel n'est plus opératoire).

(13) *Paul a plus d'argent que Pierre n'a pas de dettes

Dans les pages qui suivent, nous allons présenter des données qui permettront peut-être de remédier aux lacunes actuelles dans la connaissance et l'extension de ces faits de négation expletive en français, et qui fourniront une base plus sûre à la compréhension du phénomène. Pour des raisons de commodité, nous exclurons de cette étude l'examen des constructions comparatives, nous limitant à l'examen de ne conditionné par un verbe, un nom à complétive, ou une conjonction.

2. Extension de la construction explétive; Le cas des verbes de crainte

Les emplois explétifs de ne peuvent sembler marginaux. On peut supposer que c'est par l'école et l'apprentissage de la langue littéraire que se maintiennent ces constructions. En tout cas, ne explétif n'apparaît pas dans les corpus d'énoncés d'enfants (Buysson — Bardies 1976, Bacri 1976). L'hypothèse la plus plausible paraît être qu'une forme morte, peut-être un héritage du latin classique 3, se serait maintenue grâce à la langue littéraire. On expliquerait ainsi que ce ne fossile ne soit pas lié àpas : n'étant plus compris, ne serait resté tel quel, alors que le système de la négation se modifiait profondément avec le passage progressif de ne à ne pas.

Cette hypothèse impliquerait cependant que l'apprentissage de ne explétif soit explicite, c'est-à-dire que ne explétif apparaîtrait dans la dépendance d'une liste fermée de verbes et de conjonctions, plus ou moins bien mémorisée (comme les pluriels еп-д: des mots еп-ои, hibou, chou, etc.). Chacune de ces constructions constituerait un accident dont l'explication serait historique.

On voit le plan que nous allons suivre : vérifier si l'enseignement explicite du grammairien correspond effectivement à la compétence dans l'emploi de ne. Si oui, la question est réglée. Sinon, et ce sera non, essayer de construire

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un modèle de compétence plus en accord avec l'emploi de ce ne dans la langue. Ce travail ne sera donc pas aussi futile qu'il pourrait le sembler. Si nos conclusions sont fondées, il obligera à admettre le maintien et le fonctionnement, dans la langue, d'un mécanisme syntaxique formel apparemment vide de sens, facultatif, appris sur le tard, et correspondant à un niveau de langue non familier. Cela pourrait conduire à s'interroger d'une part, sur le rôle de l'apprentissage tardif de certains mécanismes dans le processus d'acquisition de la compétence, d'autre part sur le lien entre forme et contenu et l'explication sémiologique de l'évolution de la langue en fonction de l'économie de la communication.

Les grammaires présentent ainsi les emplois de ne qui nous intéressent :

a) après les verbes de crainte : craindre, redouter, avoir peur,... (cf. ex. 3)

b) après les verbes d'empêchement : empêcher, éviter, prendre garde,...

(14) J'ai (empêché + évité + pris garde) que Paul (ne + E) vienne nous voir

c) après les verbes de doute ou de négation niés ou à la forme interrogative :

(15) Pierre ne (nie + doute + conteste + désespère + disconvient + exclut) pas que Paul (ne + E) soit venu à la réunion

Peut-on nier que Paul (ne + E) soit venu à la réunion?

d) après certaines conjonctions : avant que, à moins que, sans que

(16) Pierre viendra à la réunion (avant + à moins + sans) que Paul ne vienne

e) après certaines constructions impersonnelles non classées dans les rubriques sémantiques qui précèdent : il s'en faut de (beaucoup + peu) que; il ne tient pas à N que; il tarde à N que.

(17) // s'en faut de (beaucoup + peu) que Pierre ne soit parvenu à ses fins avec Marie

Peu s'en faut que Pierre ne soit parvenu à ses fins avec Marie

(18) // tarde à Paul qu'on ne l'autorise à s'inscrire

(19) // ne tient pas à moi que vous ne réussissiez

D'autre part, l'histoire de la langue montre que dans chacun des cas qui précèdent, il y avait emploi explétif de ne. Il y a de ce point de vue une stabilité assez remarquable, alors même que la négation ne devenait peu à peu ne pas. On trouvera des exemples nombreux dans Stauf 1927 4, en voici quelques-uns dans les catégories sémantiques distinguées ci-dessus, en ancien français et moyen français :

a) craindre, douter (= redouter), avoir peur, redouter :

(20) Molt criem que ne t'en perde

(St Alexis; cit. par Nyrop) Grant doutanche ai k'il ne me lait

(cit. Stauf)

Quant veit son règne molt forment se redotet De ses parenz qued il nel reconoissent E de l'onour del siècle ne l'encombrent

(St Alexis, cit. Stauf)

b) s'abstenir que (= s'empêcher que), défendre que, empêcher que :

(21) Et ne se peurrent cil dit coureur englès abstenir que il ne venissent férir et courir en le kewe des François

(Froissart, cit. Sten)

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Et nous defendum que Гот christienfors de la terre ne vende

(Loi de Guillaume, cit. Nyrop) Je vous defen de ne jurer du tout

(Calvin, cit. Nyrop)

Ainsi donc, pource que l'artifice de Satan est de nous empescher que nous n'annoncions librement la parole de Dieu...

(Calvin, cit. Stauf)

c) nier, ne pas refuser que, ne pas désespérer que :

(22) Va! fet-ele, puez tu noier

Que par toi ne soit morz mes sire?

(Yvain, cit. Stauf) C'est plait, fait-il, pas ne refus Que volentiers n'en prenge l'une

(Thèbes, cit. Stauf) Ja ne vos an désespérez Que je tot man pooir n'anfece

(Yvain, cit. Stauf)

d) einz que (= avant que), sans que :

(23) Einz i frai un poi de legerie

Que jo n ' esclair ceste meie grant ire

(Roland) Sanz ce que il ne le conurent

(Yvain, cit. Stauf)

e) pour peu, àpetit que (= il s'en faut de peu que), реи s'en faut que, il tarde à N que :

(24) Dune a tel doel pur poi d'ire nefent A ben petit que il ne pert le sens

(Roland) Peu enfalloit que il ne l'en avoit tolu pres de la moitié

(Villehardouin, cit. Stauf) Et luy tardait qu'il ne fust ja à cheval

(Commines, cit. Stauf)

On constate d'autre part des fluctuations dans le matériel lexical, qui n'influent pas sur l'emploi de ne : ainsi, à l'expression <r ne pouvoir (s' + E) empêcher que » correspondent de nombreux verbes en ancien français : s'abstenir que, se départir que, se (dé + E) — tenir que, échapper que, muer que, qui se construisent éventuellement avec ne; lorsque d'autres verbes les remplacent, ils se construisent alors avec ne, c'est le cas pour éviter. De même, douter signifiait d'abord redouter, et se construisait avec ne; lorsqu'il apparaît avec le sens moderne, de nepas être sûr, ne n'apparaît pas; par contre, ne pas douter qui est à peu près synonyme de ne pas contester, se construit alors avec ne.

Cette stabilité dans l'emploi de ne semble liée au sens des verbes. Mais puisqu'il y a eu des fluctuations selon l'évolution du sens des mots, on peut s'attendre à trouver des emplois de ne dépendant d'items non catalogués dans les grammaires. On peut construire sans trop de peine des exemples, ou en trouver attestés. Par exemple (type a) :

(25) Paul a la trouille qu'on ne l'ait vu avec Marie ou cet exemple où chance signifie plutôt risque : 80

(26) Le president Carter a tenu à réaffirmer (...) que les chances que cette affaire (l'interdiction de Concorde) ne devienne un incident international seraient diminuées

(Le Monde, 10.3.77)

Pour les emplois de type b, on peut aussi construire des énoncés où ne semble possible :

(27) Je (défends + interdis) que personne ne sorte (au sens : je veux que personne ne sorte)

(28) Je n'ai pu (m'opposer + faire obstacle) à ce que l'inspecteur ne passe au lycée

Les emplois de type с permettent aussi des constructions expletives avec des verbes synonymes : on peut par exemple employer éliminer dans le sens de exclure, alors ne est possible (lorsque la principale est niée) :

(29) Je n'élimine pas que l'inspecteur ne passe un jour au lycée

On peut encore vérifier cette génération sémantique sur les exemples apparemment déviants qui suivent : hors que est synonyme de à moins

que :

(30) Hors que de mon château démoli pierre à pierre On ne fasse ma tombe, on n'aura rien

(Victor Hugo, cit. Vendryes)

la veille que = avant que :

(31) La veille qu'il ne change, il est arrivé très tard pour mettre ses observations en ordre

(Damourette et Pichon)

On peut encore construire, avec l'expression populaire ça a failli de peu que = il s'en est fallu de peu que

(32) Ça a failli de peu, que l'inspecteur (ne + E) passe au lycée

II faut donc abandonner le modèle d'une liste fermée de termes mémorisés, pour celui plus intéressant d'une liste ouverte au moins en partie, et correspondant à des « catégories » sémantiques. L'hypothèse serait alors qu'à partir de la liste restreinte d'items mémorisés, il y aurait possibilité de génération de ne par des rapports de contiguïté sémantique (synonymie au moins partielle) essentiellement dans le lexique, mais aussi à un niveau pragmatique (cf. l'exemple 26).

D'autre part, la « catégorisation » sémantique ne peut être fondée que si elle correspond à des distinctions nettes; or il est possible de trouver des exemples relevant à la fois des verbes « de crainte » et des verbes à deux négations; ainsi exclure est un verbe qui ne se construit avec ne en subordonnée que lorsqu'il est en champ affectif-négatif (type : ne pas nier); mais ne pas exclure ne diffère pas sensiblement par le sens de n'être pas impossible, il y a des Ghances que, qui peuvent se construire aussi avec ne et sont plus proches des verbes « de crainte »; on peut ainsi dire :

(33) On ne peut exclure que Paul ne soit venu

II n'est pas impossible que Paul ne soit venu II y a des chances que Paul ne soit venu II est à craindre que Paul ne soit venu

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Il apparaît donc qu'il n'y a pas de séparation tranchée entre ces deux types d'emplois. On va vérifier à partir d'exemples de verbes « de crainte » que, de plus, les conditions réelles d'emploi de ne ne correspondent pas aux conditions explicites des grammaires, donc de l'enseignement et qu'il s'exerce un processus productif jamais analysé comme tel.

L'une des conditions les plus évidentes, et pourtant jamais signalée dans les grammaires, est que ne est exclu dans les relatives : on peut comparer :

(34) (la crainte + la peur + l'inquiétude) que Marie ne témoigne au procès est manifeste

(35) (la crainte + la peur + l'inquiétude) que Marie témoigne au procès est manifeste

En (34), quelqu'un craint que Marie vienne témoigner au procès; (35) peut avoir ce sens, mais peut aussi signifier : Marie montre de la crainte pendant le procès. Dans cette paire de phrases, ne correspond à une seule interprétation : celle où témoigne n'a pas pour c.o.d. que; on peut vérifier par ailleurs que le non emploi de ne ne tient pas à la présence d'un c.o.d., ou au sens particulier de témoigner transitif :

(36) La crainte que Marie ne témoigne de l'inquiétude est manifeste

On peut remarquer par notre glose de (34) et (35) que le verbe de (34) correspond à un subjonctif, celui de (35) pouvant être un subjonctif ou un indicatif. On reviendra sur cette question du mode verbal plus loin.

Nous avons en effet cherché à vérifier, cette fois sur des complétives uniquement, le caractère opératoire de la catégorie sémantique apparemment la mieux définie, celle de crainte, dans la possibilité de former des phrases avec ne explétif. De nombreux verbes de cette catégorie figurent dans un ensemble de verbes (table 4 de Gross 1975) partageant les mêmes propriétés syntaxiques : affoler, angoisser, effaroucher, effrayer, épouvanter, terrifier, terroriser, tourmenter. On peut constater que ces verbes admettent difficilement, ou pas du tout, une complétive avec ne.

(37)?* Que Paul ne soit venu (affole + effare + effraye + épouvante + terrorise + terrifie + angoisse + tourmente) Marie

On pourrait penser que c'est la position sujet de la complétive qui exclut ne. Pourtant, on peut avoir plus facilement :

(38) Que Paul ne soit venu (est redouté de + inquiète) Marie

On constate d'ailleurs la même difficulté à accepter les phrases avec les verbes de (37) et (39) :

(39) ?* Marie est (affolée + effarée + effrayée + épouvantée + tourmentée +

rorisée + terrifiée) que Paul ne soit venu la voir

La comparaison de (39) avec (40) fait apparaître la raison de ce clivage dans l'emploi des verbes de « crainte » :

(40) Marie (a peur + redoute + s'effraye) que Paul ne soit venu la voir

II y a en effet deux sens possibles à une complétive d'un verbe de crainte : on a peur parce que P s'est produit, ou bien on a peur parce qu'on voudrait que P ne se produise pas. En (40), Marie ne sait pas si Paul est venu la voir. Par contre, les verbes en (37)-(39) correspondent plutôt à une action accomplie. L'opposition est plus exactement entre complétive factive et complétive non factive (non réalisé ou non avéré) :

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(41) Marie est inquiète que Paul soit venu la voir hier soir

(42) Marie est inquiète que Paul ne soit venu la voir hier soir

En (41), Marie sait que Paul est venu, ce qui n'est pas le cas en (42).

(43) Marie se tourmente de ce que Paul la laisse tomber pour une autre.

(44) Marie se tourmente de ce que Paul ne la laisse tomber pour une autre

La phrase (43) est ambiguë, l'un des sens correspondant à une causale : parce que P (réalisé); la phrase (44) n'a que le sens : à l'idée que P puisse se réaliser.

L'emploi de ne correspond donc à la seule complétive objet direct, non à une complétive s'analysant comme une réduction de factive (du fait que P).

La même restriction permet de rendre compte du non-emploi de ne dans les complétives de verbes comme être (affligé + contrarié + courroucé + déçu + désappointé + ...), ou regretter qui pourtant répondent bien aux conditions d'emploi de ce qu'on a appelé le « discordantiel » ne : opposition entre ce qui est dit et ce qui est souhaité.

Une autre solution à l'emploi de ne derrière ces verbes a été proposée, sans être argumentée de façon détaillée, par G. Guillaume 1969 :

Je crains que ne P correspond à l'implication : Je souhaite que ne pas P

On rendrait compte ainsi des exemples examinés, y compris de ceux où le terme ne signifie pas crainte explicitement, le contexte pouvant alors susciter l'implication du souhait négatif.

On pourrait ainsi expliquer pourquoi, en (45), ne paraît moins admissible dans la première phrase que dans la deuxième

(45) ?*// y a des chances que je ne séduise Marie

II y a des chances que Paul ne séduise Marie

ou l'apparition de ne dans les exemples suivants, où possible, possibilité, ne contiennent pas le sens de craindre :

(46) Le locuteur laisse apercevoir vaguement la possibilité que M. Hitler n'envahisse la France en se présentant comme le sauveur qui la débarrasserait du Front Populaire.

(commentaire de Damourette-Pichon sur un exemple de grammaire, 2205) // est possible que la guérison ne soit pas définitive et que l'enfant ne continue son évolution.

(Damourette et Pichon) Je ne serais pas étonné que vous n 'eussiez raison

(Damourette et Pichon)

II est pourtant assez amusant d'appliquer mécaniquement la condition de Guillaume aux exemples qui suivent :

(47) Ne faites pas de bruit, je crains que les enfants ne dorment => ...je souhaite que les enfants ne dorment pas

Faites attention avec les bulldozers, on craint que des gens ne survivent

sous les décombres

=> ...on souhaite que personne ne survive sous les décombres

Ils ne constituent pas des contre-exemples, on peut comprendre ces

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phrases comme des emplois rhétoriques de craindre : il aurait été préférable pour vous que les enfants ne dorment pas, emploi qu'on retrouve dans :

(48) Je crains que vous n'ayez à répondre de vos actes devant la justice

=> Je souhaite que vous n'ayez pas à répondre de vos actes devant la justice

(Quand on dit cela, on souhaite précisément le contraire)

Ces exemples amènent à prendre en compte l'interlocuteur dans l'expression du souhait négatif, même si cet interlocuteur n'apparaît pas lié à un morphème dans la phrase. Les conditions sémantiques d'emploi sont donc plus complexes que l'implication de Guillaume 1969 ne l'indique5.

Un autre fait d'observation amène à abandonner la caractérisation sémantique d'une classe de verbes de crainte comme source de ne explétif : il y a un petit sous-ensemble de noms, verbes et adjectifs, qui se rattachent plus ou moins, sémantiquement, à tarder que, et correspondent à la même condition de non-réalisation de l'action, mais avec une implication orientée en sens inverse, vers le souhait de la réalisation de l'action : impatient que, l'impatience que, il tarde à N que, brûler que, mourir que. Les exemples attestés datent surtout du français classique :

(49) Impatient pour eux que la cérémonie

Ne commence bientôt, ne soit bientôt finie

(Corneille, cit. Haase) Vous brûlez que je ne sois partie

(Racine, cit. Haase) Lui, quand il a promis, il meurt qu 'il n 'effectue

(Corneille, cit. Haase)

On peut encore aujourd'hui construire une phrase comme (50) :

(50) Paul est impatient que Marie ne vienne le voir

Cette catégorie d'emplois correspond aussi au non réalisé. De plus, le même verbe, mourir, peut être métaphoriquement employé comme l'expression du désir (49) et comme l'expression de la crainte : mourir de peur

(51) Je meurs de peur que votre mal de gorge ne soit aussi persévérant que mon mal de poitrine

(Boileau, cit. Stauf)

D'autre part, les mêmes expressions neutres : il n'est pas impossible que, il est possible que, il se pourrait que, peuvent apparaître sporadiquement avec ne, alors que le contexte ou le sens de la complétive imposent l'interprétation du souhait, et non de la crainte — ce que Damourette et Pichon appellent des emplois de « lueur d'espoir » (sic) :

(52) // reste possible que le parti radical, effrayé devant les conséquences de sa manœuvre, ne cherche à se rapprocher du Front National pour une combinaison de concentration

(L'Action française, Damourette et Pichon; selon eux, le contexte impose d'interpréter cette phrase comme un souhait.)

Il nous semble donc en conclusion que la caractérisation d'une catégorie de verbes de crainte comme source de ne est inadéquate et ne peut pas

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être à la base des règles de compétence effectives d'emploi de ne explétif. Il paraît plus conforme aux faits d'estimer que c'est par des processus de synonymies basés sur les propriétés sémantiques d'une liste restreinte d'items qu'une certaine créativité est maintenue dans l'emploi de ne, et que ces propriétés ne sont que grossièrement traduites par le terme de « crainte ».

II. Propriétés

Les principales propriétés observées sont les suivantes :

1° Pas ď opposition négatif-affirmatif (ou inversement) entre ne P et P

négatif

Cette propriété correspond à la définition du terme explétif : ne est effaçable, mais nous éviterons de dire qu'à cela ne correspond jamais un changement de sens (cf. 7°). Ainsi, (53) et (54) sont équivalents :

(53) Marie craint que Paul ne vienne la voir

Marie n 'a pas pu empêcher que Paul ne vienne la voir Marie ne nie pas que Paul ne soit venu la voir

(54) Marie craint que Paul vienne la voir

Marie n'a pas pu empêcher que Paul vienne la voir Marie ne nie pas que Paul soit venu la voir

Cette propriété permet d'éliminer les phrases où ne figure seul en subordonnée, mais où il joue un rôle de négation, par exemple :

(55) // n'y a personne que Paul ne connaisse ici Ф II n'y a personne que Paul connaisse ici

(56) Ce n'est pas que Paul ne préfère Marie d Jeanne ф Ce n 'est pas que Paul préfère Marie à Jeanne

On peut aussi distinguer de ne explétif le ne négatif qui peut entrer seul dans les mêmes constructions, avec un petit nombre de verbes qui n'exigent pas le pas de négation; ainsi, (57) est ambiguë et signifie soit (58) {ne négatif) soit (59) (ne explétif) :

(57) Je crains que Marie n'ose venir nous voir

(58) Je crains que Marie n'ose pas venir nous voir

(59) Je crains que Marie ose venir nous voir

Les propriétés syntaxiques sont différentes : comme le montrent (57) et (58), le pas de négation est « explétif » lui-même en (58), lorsque ne est négatif; en (57) et (59), la proposition est affirmative, pas est exclu. Autre particularité dont nous parlons ci-dessous : ne dans ses emplois explétifs disparaît avec un infinitif, contrairement à ne négatif. Dans les conditions permettant d'établir une correspondance entre une complétive et une infinitive, il y aura deux infinitives différentes correspondant à une complétive ambiguë (ceci toujours avec un verbe permettant que la négation soit exprimée par ne seul) :

(60) Marie craint qu'elle ne cesse de plaire à Paul peut correspondre à :

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(61) Marie craint de cesser de plaire à Paul (qu'elle aime) ou (62) Marie craint de ne cesser de plaire à Paul

(qu'elle n'aime pas et dont les avances l'embarrassent).

Ces cas d'ambiguïté confirment pour le français moderne ce qui est avancé dans la première partie : que ne explétif n'est pas dû à une distinction des rôles sémantiques entre ne et pas, l'un étant « discordantiel » et l'autre « forclusif » — les exemples de l'ancien français et ceux-ci montrent qu'avec ne seul on peut avoir des emplois négatifs et des emplois explétifs, sans que la négation à deux éléments ait rien à y voir.

Un second ensemble de phrases est à distinguer des constructions expletives : on range quelquefois parmi ces dernières des constructions où ne seul apparaît en subordonnée — mais sans qu'une subordonnée sans ne soit possible; ainsi de :

// n'est pas jusqu'à N Prom Rel ne P

(63) // n'est pas jusqu'à Paul qui ne soit en bons termes avec le patron 1* II n'est pas jusqu'à Paul qui soit en bons termes avec le patron

II ne se passe pas de Ntps que ne P

(64) Car il ne se passait guère de dimanche que le curé ne dénonçât en chaire les relations de cause à effet entre la luxure et la pauvreté

(M. Aymé, cit. par Gaatone)

(65) // ne se passe pas de jour qu'un accident n'arrive ?* Il ne se passe pas de jour qu'un accident arrive

Ne (pas) avoir de cesse que ne P

(66) Mais Françoise n'eut de cesse que je ne consentisse au départ

(M. Proust, cit. Gaatone)

(67) Marie n'eut pas de cesse qu'elle n'obtienne ce poste ?* Marie n'eut pas de cesse qu'elle obtienne ce poste

II s'agit clairement de locutions figées à deux négations, l'une en principale, l'autre en subordonnée, la présence de la négation en subordonnée est indispensable : la phrase tout entière peut se paraphraser par une phrase affirmative équivalente :

(68) Même Paul est en bons termes avec le patron Tous les jours un accident arrive

Marie cessa seulement (de protester, etc.) quand elle obtint le poste

Pour des raisons sémantiques, ces constructions exigent une subordonnée négative ou l'équivalent; ainsi, les deux dernières peuvent prendre une subordonnée non formellement négative, mais avec un changement de conjonction : que étant remplacé par sans que, avant que :

(69) // ne se passe pas de jour sans qu'un accident (n' + E) arrive

(70) Marie n'eut pas de cesse avant qu'elle (n' + E) obtienne ce poste

Dans ce cas, ne est « explétif» puisque effaçable; la subordonnée reste globalement négative (aussi bien avant que que sans que peut se construire avec des «indéfinis» à sa droite : avant que personne sorte, avant qu'il arrive rien,...) mais ne n'est plus la marque de la négation en subordonnée.

Les constructions avec que seul doivent donc être considérées comme des constructions négatives normales, mais la comparaison des exemples (65),

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(66) avec (69) et (70) fournit un rapprochement intéressant entre négation et ne explétif.

Un troisième type de phrases est à envisager : avec depuis que, il y a Q de Ntps que, la proposition a à peu près le même sens avec ou sans ne, dans les exemples suivants :

(71) II y a deux heures que je ne l'ai vu à sa fenêtre II y a deux heures que je l'ai vu à sa fenêtre

(72) Je ne sais ce qu'il fait depuis que je ne l'ai vu Je ne sais ce qu'il fait depuis que je l'ai vu

Nous allons voir que ce rapprochement est fortuit, et diffère de la négation expletive. D'abord, (71) et (72) sont aussi des synonymes approximatifs de (73) et (74) où la négation est marquée par ne plus :

(73) II y a deux heures que je ne l'ai plus vu à sa fenêtre

(74) Je ne sais ce qu'il fait depuis que je ne l'ai plus vu

II n'y a donc pas opposition entre une subordonnée négative (avec ne plus) et une subordonnée avec ne « explétif». Surtout, si l'on change de temps, l'opposition entre subordonnée affirmative et subordonnée négative réapparaît :

(75) II y a deux heures que je ne le vois plus à sa fenêtre ?*// y a deux heures que je ne le vois à sa fenêtre

II y a deux heures que je le vois d sa fenêtre

(1 6) Je ne sais ce qu'il fait depuis que je ne le vois plus

?*Je ne sais ce qu il fait depuis que je ne le vois

Je ne sais ce qu'il fait depuis que je le vois

La première et la troisième phrase en (75) et (76) ont maintenant des sens différents; la seconde séquence montre que ne peut plus être construit seul en subordonnée.

Mais même lorsque le temps reste au passé composé, certaines adjonctions montrent qu'il n'y a pas réellement synonymie avec et sans ne :

(11) II y a deux heures que je l'ai vu pour la dernière fois à sa fenêtre

*Ily a deux heures que je ne l'ai (E + plus) vu pour la dernière fois à sa fenêtre

Tout ceci suggère l'explication suivante : il n'y aurait pas construction expletive de ne, mais convergence de sens entre une subordonnée affirmative et une subordonnée négative, lorsque le verbe est au passé composé, convergence produite par l'aspect accompli du verbe : l'une des subordonnées réfère à la dernière fois (ou au dernier instant) où l'action s'est produite, l'autre à l'instant (voisin dans le temps) à partir duquel elle ne se produit plus. Lorsque l'aspect change, la convergence disparaît : ne dans ces constructions n'est donc pas explétif.

2° Ne explétif se construit sans pas

explétif

On l'a vu par les exemples de la première partie, ne explétif n'est pas accompagné de pas; cela soulève trois questions : A) est-ce une propriété propre à ne explétif; B) en a-t-il toujours été ainsi; C) est-ce que ne pas peut avoir des emplois « explétifs » en français moderne.

A : la règle [pas z.] Les exemples de constructions analysés ci-dessus (II, 1°) montrent que ne peut être la seule négation dans une subordonnée. Si l'on admet que la négation en français moderne est ne pas, on aura donc à établir une règle [pas z.] effaçant pas dans certaines constructions; notre

87

propos n'est pas d'étudier en détail ici une telle règle, nous allons donc simplement envisager quelques cas où elle devra être établie, pour voir si l'on peut y rattacher ne explétif :

— si nepas est la forme de baseras est effacé lorsque personne, jamais, etc., figurent dans la même proposition.

— mais aussi, les exemples ci-dessus le montrent, pas est souvent effacé lorsque la négation est dans une subordonnée dépendant d'une proposition elle-même négative (dans un registre soutenu). Cf. II, 1° et aussi des constructions :

II n'y a pas un N Pron Rel ne PA

Ce n'est pas que ne Px

Non que ne Pv mais Po

Nég Po (si Adj. + tellement) que ne Px

Nous renvoyons à Gaatone 1971 pour des exemples; mais ces constructions sont également possibles avec une principale non formellement négative (interrogation à sens négatif, contexte dubitatif) :

(78) Que peux-tu espérer de lui qu'il ne t'ait déjà donné? ... Qu'en aurais-je relu qui ne me semblât dérisoire?

(Gaatone)

Po si ne Pl

(79) A quoi servent les lois, si ce n'est à mettre à l'épreuve la malice des gens d'esprit?

(Gaatone)

Ces constructions sont importantes : elles montrent que dans le niveau de langue qui est celui où l'on trouve ne explétif, la négation peut être ne seul; elles montrent aussi que la syntaxe de la négation fait intervenir des facteurs hors de la proposition négative elle-même, précisément des relations de dominance d'une négation ou d'un « affectif» (contextes voisins : dubitatifs ou interrogatifs), modifiant la forme d'une négation subordonnée.

Cela nous suffit6 pour élargir la règle générale d'effacement de pas avec un terme « négatif» comme rien, personne... : elle pourra être déclenchée par une autre négation en position dominante; si ne explétif dépend d'un verbe ou d'une conjonction, ou d'une construction négative/affective, l'effacement de pas sera normal.

В : Dans les constructions classées aujourd'hui comme expletives, ne a pu être accompagné de pas ou point, surtout en français classique, avec la même neutralisation du sens négatif (donc pendant la période où la négation ne pas a remplacé partout la négation ne de l'ancienne langue) :

(80) Cela a empêché que le siège de Meurs ne s'est pas encore fait

(Malherbe, cit. Stauf)

(81) Après tout, lui explique-t-on, ce serait un cas de conscience que d'empêcher

88

deux personnes, déjà compromises ensemble, de ne pas se marier (cit. Damourette et Pichon)

(82) Mais comment s'éloigner de Gergovie sans que cette retraite ne paraisse point pareille à une fuite?

(Mercure de France, 1937, cit. Damourette et Pichon)

(83) C'est vous, maman, qui l'avez convoqué?... Non : cependant j'aurais tort de nier que je n'ai pas un peu souhaité sa visite

(Estaunié, cit. Sten)

С : En français « moderne », avec prendre garde que, on peut encore dire, avec le même sens (veiller à ne pas) :

(84) Prenez garde qu'on vous voie Prenez garde qu'on ne vous voie Prenez garde qu'on ne vous voie pas

(cf. Wagner-Pinchon)

Le sens du verbe a varié, signifiant parfois veiller à, parfois veiller à ne pas : prendre garde que peut être analysé sémantiquement comme ayant intégré facultativement une négation.

Certaines constructions neutralisent l'opposition affirmatif-négatif; c'est le cas dans :

(85) Je me demande s'il dort

Je me demande s 'il ne dort pas

(86) Je me demande si c'est Pierre ou si c'est Paul qui a fait le coup

Je me demande si c'est Pierre ou si ça n'est pas Paul qui a fait le coup

On peut peut-être rendre compte de ces interrogations indirectes à partir de disjonctions :

Je me demande s 'il dort ou s 'il ne dort pas

mais (86) s'y prête guère.

Cette construction diffère des constructions expletives, dé même que de la construction prendre garde que, par la possibilité de lier par ou, avec le même sens, la subordonnée avec et la subordonnée sans négation; on ne peut avoir, par exemple :

(87) * Évitez qu'on vous voie ou qu'on ne vous voie

Cette phrase semble difficilement acceptable, la seconde subordonnée répétant la première — les constructions en si... ne pas ne comportent donc pas de ne explétif : l'une et l'autre des subordonnées s'opposent, c'est globalement que la phrase avec l'affirmative a à peu près le sens de la phrase avec la négative.

3° Opposition entre une subordonnée contenant ne explétif et une subordonnée négative indépendamment de la principale

On Га vu au paragraphe précédent, la synonymie de la subordonnée avec ne et de la subordonnée sans ne, et parfois l'absence de marque de négation disponible, n'empêchent pas que la subordonnée puisse être interprétée comme ayant éventuellement un sens négatif propre.

Deux constructions avec ne ont parfois été signalées comme neutralisant l'opposition affirmatif-négatif (Gaatone 1971) : avant que et sans que. C'est inexact. On opposera ainsi :

89

(88) Avant que Paul ne parle plus, j'ai profité du bruit de la conversation pour chuchoter quelque chose à Marie

(= alors que Paul parle encore)

(89) Avant que Paul ne parle, j'ai profité du silence pour terminer tranquillement ma lecture

(= Paul ne parle pas encore)

II vaudrait mieux dire qu'ici, pas est difficilement interprétable : le contenu sémantique ďavant que impose une opposition affirmatif/négatif dans le temps (encore/ne plus).

Avec sans que, il est plus difficile de construire une subordonnée négative :

(90) Le professeur est entré dans la salle sans que personne ne se lève

(91) Le professeur est entré dans la salle sans que personne ne se lève pas (dans le sens : tout le monde s'est levé)

On remarque que la subordonnée, pour être interprétée comme une négative, doit contenir pas en plus de personne. D'autre part, il ne paraît pas impossible d'interpréter cette dernière phrase avec le même sens que la précédente, donc de la juger ambiguë.

Dans les autres cas, la présence d'indéfinis 7 avec ne explétif (personne, rien, aucun) lorsque ceux-ci peuvent apparaître dans le champ du verbe principal, laisse intacte la possibilité d'interpréter la subordonnée comme niée :

(92) Vous (empêcherez + interdirez + défendrez + éviterez) que personne ne sorte

Cette phrase peut signifier, selon les contextes, que l'ordre est donné que quelqu'un au moins doit sortir, ou bien que l'ordre est donné que personne ne doit sortir. Ici non plus, il n'y a pas de marque qui guide l'interprétation de la phrase. Cette remarque qui s'ajoute à d'autres va à l'encontre de l'argument fréquemment avancé selon lequel ne explétif n'est pas associé à pas pour permettre la distinction avec la négation de la subordonnée8.

4° Polarité de la subordonnée avec ne explétif

explétif

II s'agit de l'orientation de cette subordonnée : permet-elle l'occurrence d'éléments qui, sans être négatifs par eux-mêmes, n'apparaissent que dans les subordonnées négatives ou proches de la négation : personne, rien, jamais,... ? Cela bien entendu sans qu'une négation supplémentaire apparaisse en subordonnée.

Il faut distinguer : les verbes du type ^empêcher que, les conjonctions avant que, sans que, se construisent avec ces termes, sans que ne s'y associe pour former une négation en subordonnée; ainsi, les deux phrases suivantes ont le même sens :

(93) Je partirai avant que personne se lève Je partirai avant que personne ne se lève

Par contre, les verbes de crainte et les verbes du type de nepas nier que ne se construisent pas avec ces termes, ou alors, ne n'est plus explétif :

(94) Je ne doute pas que Marie n'ait jamais parlé à personne de cette affaire

90

signifie :

Je n'en doute pas : Marie n'a jamais parlé à personne de cette affaire

Ne est ici la marque d'une négation dans la subordonnée. Sans négation en subordonnée, on aura pour (94) :

Je ne doute pas que Marie n'ait déjà parlé à quelqu'un de cette affaire

Dans ce cas, la polarité affirmative s'explique aisément par une conséquence de la double négation en principale; le verbe non nié a une subordonnée de polarité négative : on peut dire :

Je doute que Marie ait jamais parlé à personne de cette affaire

Une nouvelle négation renverse la polarité, la rendant affirmative.

Une confirmation de la nature de cette polarité s'obtient par la considération de l'orientation scalaire (Fauconnier 1977), positive et non négative; on dira de la même façon :

(95) Je dis que Paul est riche, et même très riche

Je ne doute pas que Paul ne soit riche, et même très riche

et on trouvera étrange de dire, de la même façon :

(96) ?* Je dis que Paul est très riche, et même riche

?* Je ne doute pas que Paul ne soit très riche, et même riche

Cette dernière construction correspondant à une orientation négative : Je doute que Paul soit très riche, et même riche

Avec les verbes de crainte, qui ne contiennent pas une négation en principale et ne semblent pas être négatifs de façon inhérente, la subordonnée est d'orientation affirmative : (97) est exclue9.

(97) * Je crains que personne vienne dans le sens :

Je crains que quelqu'un ne vienne On dira aussi :

(98) Je crains que Paul ne soit riche, et même très riche et non :

?* Je crains que Paul ne soit très riche, et même riche

La distribution de ne explétif est donc indépendante de l'orientation affirmative ou négative de la subordonnée.

5° Mode du verbe avec ne

Les compléments de comparatif sont à l'indicatif avec ne. Les constructions verbales étudiées ici sont au subjonctif; en particulier, lorsqu'une infinitive remplace la complétive, ne disparaît.

91

(99) J'ai bien peur que je ne sois obligé de revenir demain *J'ai bien peur de n'être obligé de revenir demain

J'ai bien peur d'être obligé de revenir demain

autres exemples :

(100) Je ne nie pas que je n'aie été bien reçu *Je ne nie pas de n 'avoir été bien reçu

Je ne nie pas d'avoir été bien reçu

avec à moins que :

(101) Vous n'obtiendrez rien de lui à moins que vous ne lui donniez tout ce qu'il demande

?*Vous n'obtiendrez rien de lui à moins de ne lui donner tout ce qu'il demande

Vous n'obtiendrez rien de lui à moins de lui donner tout ce qu'il demande

Les faits seraient identiques avec les autres constructions. Il n'est cependant pas impossible de trouver quelques infinitifs accompagnés de ne explétifs; certains locuteurs acceptent :

(102) Je crains de ne devoir revenir vous voir demain Les corpus donnent des exemples :

(103) Pas de déjînition univoque de la philosophie. A moins de n'entendre par déjinition une proposition tellement générale qu'elle resterait formelle

(cit. Gaatone)

(104) L'enfant injustement traité se venge sur les animaux, faute de ne pouvoir le faire sur les personnes

(cit. Damourette et Pichon)

En diachronie, cette règle n'apparaît qu'assez tard; au xvie siècle, ne explétif apparaît encore assez fréquemment :

(105) Dame Felicette... craignant de ne prendre jambon avec les mémoires et papiers de la boutique...

(cit. Damourette et Pichon)

(106) // ne sera permis ne loysible à tous autres de ne vendre le diet livre après qu'il aura fait imprimer iceluy

(cit. Stauf)

Lorsque la subordonnée peut se construire avec l'indicatif, on note certaines interdictions :

(107) Marie soupçonne que Paul ne soit homosexuel * Marie soupçonne que Paul n 'est homosexuel

Marie soupçonne que Paul est homosexuel

Mais dans ce cas, l'indicatif correspond à l'interprétation factive dont on a déjà parlé :

On sait que Paul est homosexuel, Marie soupçonne ce fait

Avec les constructions à négation double, l'indicatif avec ne n'est pas absolument exclu, mais peu fréquent. On dira peut-être :

(108) ? Personne ne nie que la réforme n'a été salutaire ? Marie ne doute pas que Paul ne viendra la voir

92

Il est plus fréquent de trouver soit le subjonctif avec ne, soit l'indicatif sans ne. Les corpus donnent cependant quelques exemples, ainsi (83), déjà cité, où ne pas apparaît :

(83) — C'est vous, maman, qui l'avez convoqué? (...)

— Non : cependant j'aurais tort de nier que je n'ai pas un peu souhaité sa visite

(cit. Sten)

6° Influence de la polarité du verbe principal

Cette propriété est la suivante : dans certains cas, le fait que le verbe principal soit nié, ou plus généralement dans une construction négative, interrogative ou dubitative, peut commander l'occurrence ou la non-occurrence de ne.

Aucune influence de la polarité ne paraît se manifester avec les verbes du type empêcher que, et les conjonctions avant que, sans que,... On trouvera indifféremment :

(109) J'ai empêché qu'elle ne parte

Je n'empêche pas qu'elle ne parte

II faut pourtant signaler que de nombreux verbes proches sémantique- ment de empêcher, mais ayant disparu, ou disparu de ces constructions, en français moderne, ne sont signalés dans les corpus d'ancien français que dans des constructions négatives, et spécialement dans la construction ne pouvoir V que ne qui déborde largement de la construction V que ne. (Ainsi, dans Stauf 1927 : s'abstenir que, cacher que, se dépentir que, échapper que, mettre remède que, muer que, remaindre (remanoir) que, se tenir que).

Avec les verbes du type de ne pas nier que, on sait que la négation est nécessaire — mais plus généralement, un contexte négatif, interrogatif, quelconque permet l'occurrence de ne.

(110) Peut-on nier qu'il ne soit intelligent?

Il serait difficile de nier qu'il ne soit intelligent

(111) Peut-on nier que la santé ne soit préférable à la richesse ?

(Nyrop)

et cela, depuis les origines :

(112) Va! fet ele, puez tu noier

Que par toi ne soit morz mes sire? (Yvain, XIIe; cit. Stauf)

Cela interdit de considérer que ne soit une reduplication obtenue mécaniquement de ne pas portant sur un verbe ayant déjà incorporé une négation. Avec deux contextes négatifs — interrogatifs, ne disparaît à nouveau :

Ne peut-on pas nier qu'il soit intelligent?

Dans le cas d'emploi de ne derrière craindre, la tendance (selon Gaa- tone 1971 et les grammaires traditionnelles) correspond au paradigme suivant :

(113) On craint qu'il ne vienne nous voir

On ne craint pas qu 'il vienne nous voir

Craint-on qu'il vienne nous voir?

Ne craint-on pas qu'il vienne nous voir?

93

Par exemple :

(114) Hélas! on ne craint point qu'il venge un jour son père On craint qu'il n'essuyât les larmes de sa mère (Racine, cit. Stauf)

{\\5) Ne craignez-vous point que dans ces conditions des malentendus ne se forment entre le public et vous? (cit. Gaatone)

Avec les verbes du type de craindre, c'est donc l'inverse de ce qui se passe avec les verbes du type de nier que l'on constate : ne disparaît lorsque le verbe principal est dans un contexte négatif— interrogatif, mais réapparaît lorsque deux négations, ou une négation et une interrogation, portent sur ce verbe principal.

Ces règles n'ont rien de rigide : ainsi, dans l'exemple qui suit, ne est maintenu avec craindre derrière une négation :

(116) C'est par une affinité naturelle que Français et Américains se portent les uns vers les autres, et il n 'est pas à craindre qu 'un commerce plus intime ne nuise à l'originalité de ceux-ci ou de ceux-là

(cit. Stauf)

Ainsi, l'occurrence de ne avec ces deux ensembles de verbes ressemble à celle du subjonctif induit par la négation ou l'interrogation (moins nettement à celle des indéfinis jamais, rien, personne, etc.) dans les mêmes environnements. Dans le cas du subjonctif, comme pour ne, la règle n'est plus absolument rigide pour sa deuxième application. On aura ainsi :

(117) On estime que quelqu'un est déjà venu d'une autre planète

On n'estime pas que (quelqu'un + personne) soit jamais venu d'une

autre planète

N'estime-t-on pas que quelqu'un (est + ne soit) venu un jour d'une autre

planète?

En somme, ne obéit à une règle qu'on peut formuler ainsi dans le cas de verbes négatifs comme nier :

Une négation (ou un contexte à polarité négative au niveau du verbe principal) : pas de ne explétif en subordonnée Deux négations — : ne explétif Trois négations — : pas de ne explétif Quatre négations — : ne explétif etc.

et avec craindre et les verbes du même type, dont la polarité est affirmative : Pas de négation (ni de contexte à polarité

négative) sur le verbe principal : ne explétif en subordonnée Une négation — : pas de ne explétif

Deux négations — : ne explétif

etc.

7° Une opposition distinctive est possible entre que ne P et que P

Bien entendu, puisque ne est facultatif, on peut parler d'opposition

seulement dans la mesure où la subordonnée avec ne ne peut avoir les

mêmes emplois que la subordonnée sans ne.

Dans ce cas encore, les verbes de crainte et les verbes à double négation

présentent seuls cette particularité.

On a déjà vu qu'une opposition pouvait apparaître dans le cas des

94

verbes de crainte, ne correspondant toujours à une éventualité non réalisée ou non prouvée (première partie). Dans le cas de certains des verbes à double négation (ne pas (nier + contester + douter + disconvenir)...) on peut mettre également en évidence une telle opposition, mais cette fois, l'emploi de ne correspond à un fait avéré, admis, réalisé — ce qui a d'ailleurs fort embarrassé D amourette et Pichon qui voulaient donner à ne une valeur sémantique de doute, de restriction mentale. D'où l'explication (critiquée à juste titre par Gaatone 1971 : 89) qu'ils donnent de ne pas nier, ne pas douter, où précisément le doute est nié : Le ne serait « l'expression du regret intime que l'on a de devoir reconnaître un fait qu'on aurait consciemment ou inconsciemment désiré n'avoir pas lieu ». Cette explication devrait valoir aussi pour des expressions comme : admettre (à regret) que, devoir (avouer + reconnaître) que, qui excluent ne. En fait, V que ne P est plus restreint dans ses emplois que V que P :

(1 18) Je ne nie pas qu'il soit intelligent Je ne nie pas qu'il ne soit intelligent

Je ne nie pas qu'il soit intelligent, mais (j'en doute + je ne l'admets pas non plus)

*Je ne nie pas qu'il ne soit intelligent, mais (j'en doute + je ne l'admets pas non plus)

En effet, la phrase de départ peut signifier deux choses : d'une part, « il est faux que je nie qu'il soit intelligent, que j'affirme qu'il n'est pas intelligent » ce qui ne veut pas dire qu'il est intelligent.

D'autre part, elle peut signifier : «je reconnais, j'admets qu'il est intelligent ». Cette interprétation se place, sur une échelle où la proposition est évaluée en degré de vérité par rapport au locuteur entre •.j'affirme qu'il est intelligent, et : je ne dis pas qu'il n'est pas intelligent (mais je ne dis pas non plus qu'il l'est). On constate que la phrase avec ne explétif ne permet que ce degré intermédiaire, j'admets que P.

L'opposition subsiste avec l'interrogation :

(119) Peut-on nier qu'il (ne + E) soit intelligent?

Peut-on nier qu'il soit intelligent, ou doit-on simplement en douter? * Peut-on nier qu'il ne soit intelligent, ou doit-on simplement en douter?

L'interrogation avec ne correspond en fait à une phrase comme : On ne peut le nier, il est intelligent

II paraît raisonnable d'admettre que dans ce type de tour contrastif, le champ de la deuxième négation, ou de l'interrogation, ne déborde pas sur la subordonnée; de la même façon que les indéfinis ou de n'apparaissent pas dans ce genre de construction (Gross 1977) derrière la négation :

(120) Je n'ai pas (bu du vin + rencontré quelqu'un), j'ai (bu de l'eau + rencontré ma belle-mère)

III. Hypothèse

Des sept propriétés étudiées, quatre s'appliquent à l'ensemble des constructions analysées ici : absence d'opposition entre P et ne P, absence de pas, possibilité d'une négation en subordonnée, non-occurrence avec l'infinitif.

95

Ces propriétés traduisent-elles une différence fondamentale de ne explétif avec ne négatif?

Ce n'est certes pas un hasard si ne explétif là où il apparaît, a aussi les propriétés syntaxiques de ne négatif, en particulier celle de figurer dans une liste fermée de particules préverbales. L'absence de pas, nous l'avons vu, peut s'expliquer par l'application de règles l'effaçant en subordonnées négatives de principales négatives : en tout cas, cette propriété n'est pas propre à ne explétif. Mais pour que l'explication soit valable, encore faudrait-il qu'il y ait un élément négatif dans la principale (ou encore une fois, un des éléments sémantiquement apparentés, interrogatif, dubitatif). Avec empêcher, éviter, etc., ou nier, douter, c'est effectivement le cas. Cela paraît moins évident avec craindre, dont nous reparlerons plus loin.

La possibilité d'une négation en subordonnée, sans qu'il y ait sauf peut-être pour sans que, les marques d'une négation double dans la même proposition, semble indiquer qu'on a affaire à une subordonnée affirmative dans la construction avec ne explétif, ce qui indiquerait que ne est à rattacher à la principale, plus précisément à un terme négatif de la principale — de même s'expliquerait la propriété fondamentale, qu'aucune opposition négatif/affirmatif n'apparaît entre P et ne P.

Ceci semble contradictoire : ne, négation en subordonnée dépendant d'une négation en principale, ou ne dépendant simplement d'une négation en principale. En fait, cette contradiction pourrait correspondre au processus diachronique de formation : pour des raisons peut-être diverses, certaines constructions négatives ont perdu leur signification primitive, ou plus exactement, si le sens global de la phrase est resté le même, la principale a pu devenir négative au lieu d'affirmative, et la subordonnée, de négative, affirmative. Dès lors ne s'est facultativement effacé, et plus particulièrement à l'infinitif; ceci s'expliquerait par le fait que la négation n'a pas la même syntaxe à l'infinitif— car dans ce dernier cas, ce n'est plus une particule préverbale, mais un constituant indépendant qui est construit le plus souvent avec pas :

( 1 2 1 ) Je ne pourrai pas venir

(122) Je crois ne pas pouvoir venir

et dont l'indépendance par rapport au verbe se marque par la possibilité de le séparer de l'auxiliaire par des adverbes :

(123) *Je crois que je ne vraiment puis faire quoi que ce soit pour vous

(124) Je crois ne vraiment pouvoir faire quoi que ce soit pour vous

On aurait donc le processus suivant :

Po que ne Px; Po affirmative, et ne P1 négative -> Po que (ne + E) Рг; Ро négative, et ne Рг affirmative

Le fait que le verbe de Po (ou une conjonction devant que) soit analysé sémantiquement comme négatif conduirait logiquement à l'effacement facultatif de ne.

1) On peut illustrer cette analyse par l'examen de la catégorie des verbes et conjonctions qui ont une subordonnée à polarité négative : les verbes empêcher, éviter, garder, prendre garde, et moins souvent défendre (fr. classique), interdire, refuser, déconseiller, se méfier, s'opposer à, faire obstacle à; les conjonctions avant que, sans que.

96

Prenons l'exemple ď empêcher qui signifie étymologiquement prendre au piège, puis faire obstacle, gêner; on peut comprendre empêcher que ne P comme : faire obstacle, de telle sorte que Nég P, faire en sorte que Nég P; la principale est en fait affirmative, la subordonnée négative.

Dans une construction très fréquente de ces verbes ne pouvoir V que ne P, on pouvait d'ailleurs trouver en français classique soit faire, soit simplement pouvoir, avec une subordonnée négative :

(125) Vous ne pouvez que vous n'ayez raison

(cit. Grevisse)

(126) Mais elle ne put faire qu'à la fin elle ne dit quelque chose

(cit. Martin)

Comme, du fait du sens d'empêcher, la subordonnée était toujours négative, cette négation a été comprise comme inhérente au verbe empêcher : d'où le ne explétif et non plus négatif.

Les conjonctions avant que, sans que, apparaissent, nous l'avons vu, dans des constructions concurrentes de constructions en que ne P, négatives; ici aussi, il peut y avoir eu transfert du sens négatif, de la proposition à la conjonction.

Une telle analyse ne fait pas intervenir la syntaxe 10. Dans un cadre transformationnel de type harrissien (Harris 1976), on pourrait proposer une solution syntaxique apparemment équivalente : d'une structure profonde

empêcher (Nhumain + E) pour que ne pas P où empêcher serait proche de son sens étymologique, on passerait à :

empêcher Nhumain de P empêcher que (ne + E) P

par une règle reproduisant le processus probable décrit ci-dessus et permettant d'engendrer ne.

Un argument supplémentaire corrobore une telle analyse : le processus inverse peut être constaté avec le verbe prendre garde que. Aujourd'hui, ne est toujours présent, voire ne pas; en français classique, avec le même sens, la subordonnée se construisait sans ne (cf. ci-dessus); il en reste des traces dans la construction infinitive avec ou sans négation : prendre garde de tomber (+ de ne pas tomber), ou : Prenez garde de ne pas oublier vos clés (exemples du G.L.L.F.).

2) Les verbes de crainte et de double négation présentent des particularités : leurs subordonnées ont une polarité affirmative, et non négative, bien que ne y soit; l'occurrence de ne est sensible à la polarité de la principale.

La première de ces particularités s'expliquerait aisément dans le cas des verbes à négation double n : la polarité est affirmative précisément parce qu'il y a deux négations dans la principale, ou plus généralement un contexte affectif avec un verbe sémantiquement négatif.

La seconde est plus étrange; en suivant le raisonnement précédent, on conclurait que, par exemple, nier que ne P est dérivé d'une construction signifiant affirmer que ne pas P, qui serait nier que Nég. P, et où nier, spécialisé dans ce type de construction, en serait venu à prendre le sens négatif de la subordonnée, ne devenant facultatif. Il faut y ajouter la condition sup-

97

plémentaire suivante : nier doit être dans un contexte affectif (négatif- interrogatif).

Cette condition fait penser à celles qui régissent l'occurrence des indéfinis : rien, jamais, personne dépendent aussi de tels contextes affectifs. Il y a cependant des différences importantes — en dehors de la question de Гос- currence de ne explétif : nier apparaît aussi, comme les autres verbes de sa catégorie, hors des contextes affectifs, et d'autre part, c'est un terme négatif, commandant alors une subordonnée à polarité négative.

S'il y a modification de sens, elle serait plutôt ici quelque chose qu'on pourrait appeler dénégativation de nier; la construction nier que P comporte un terme « négatif », nier, mais aussi une subordonnée à polarité négative, que P; le contexte négatif/affectif peut ne porter que sur le verbe lui-même, mais il peut aussi modifier la polarité de la subordonnée, la rendant affirmative : ainsi expliquerait-on la variation de sens en II, 7°.

Considérons par exemple :

(127) Je crois que personne n'est jamais venu nous voir ici Si la principale est niée, on aura :

(128) Je ne crois pas que personne ne soit jamais venu nous voir ici

mais, étant donné que la polarité de la subordonnée change devant la négation en principale, on peut aussi dire, en faisant porter l'influence de la négation sur la subordonnée :

(129) Je ne crois pas que quelqu'un ne soit pas déjà venu nous voir ici On obtient en subordonnée une proposition qui ne peut apparaître seule :

(130) * Quelqu'un n'est pas déjà venu nous voir

dans laquelle figure une négation, ne pas, et des termes à polarité affirmative. Cette structure a pu apparaître comme caractéristique de la double négation, qui par ailleurs est difficile dans une même proposition :

(131) ? Personne n 'est pas venu

II semble donc qu'on puisse voir à l'origine de la construction ne pas (nier + douter +...) que ne P une restructuration de la phrase, de façon à répartir les deux négations dans chacune des propositions : globalement, la phrase reste une phrase à négation double. Cette restructuration consiste à interpréter sémantiquement nier, douter, etc. en champ affectif comme des équivalents à polarité négative ďaffirmer, penser, etc. ayant une subordonnée du type de celle de (129), où une négation contraste avec la polarité affirmative, structure caractéristique de la négation double.

A partir du moment où nier, douter, restent interprétés comme négatifs, ne a pu apparaître inutile — donc facultatif. Cependant, son maintien a pu être favorisé par un autre phénomène : la variation conditionnée du mode verbal en subordonnée; de nombreux verbes présentent une telle alternance, c'est aussi le cas des verbes qui nous intéressent : sémantiquement négatifs, ils ont une subordonnée à polarité négative, avec le subjonctif; une nouvelle négation en principale, renversant la polarité, rend possible l'indicatif :

(132) Je conteste qu'elle soit intelligente

Je ne conteste pas qu'elle est intelligente

Cette alternance est facultative (du moins, l'indicatif en deux champs 98

affectifs); on a constaté que lorsqu'elle s'opère, (et si le temps indicatif n'est pas un futur), ne est difficilement acceptable :

(133) ?*Je ne conteste pas qu'elle n'est intelligente

II semble donc que ne soit utilisé comme négation du subjonctif12, négation de la polarité négative du verbe — le subjonctif, et qu'on ait l'équivalence :

deux champs négatifs (affectifs) : ne subj = indicatif l'association ne subj étant par le contraste qu'elle présente, l'analogue de ne pas déjà en (129), la marque de la négation double.

Ainsi, ne trouve une justification dans son emploi qui a dispensé d'y voir une négation dans la subordonnée — qui a donc permis d'élargir à d'autres constructions son emploi; à partir du moment où ne est simplement la marque d'une polarité à double négation, on peut le trouver dans des constructions à deux principales négatives.

Ces emplois sont attestés en français classique :

(134) Car il n'y a personne qui ne sache que dans les professions de foi des professions de foi des fidèles, il n'ait été ordinaire, dès la première antiquité, de joindre les condamnations des mauvaises doctrines avec celles de leurs défenseurs...

(cit. Stauf)

(135) Nous n'en trouverons pas un qui ne puisse dire que de cette fontaine de bien, il ne vienne quelque goutte jusques à lui

(cit. Stauf)

(136) Ce n'est pas qu'il n'arrive souvent que le mot propre ne convienne à plusieurs...

(Grammaire de Port-Royal, éd. 1768; sens : le mot propre convient souvent à plusieurs...)

On peut penser que ne sache et ne puisse dire équivalent à ignore et puisse nier. Nous avons cependant fait entrer dans ces constructions d'autres verbes; le résultat, surprenant, est que ne paraît possible dans un très grand nombre de cas : Ainsi, dans la structure :

// n'y a personne qui ne V que ne P

où la deuxième occurrence de ne est un ne explétif; de nombreux verbes à complétive peuvent figurer, dès lors que la construction permet une subordonnée au subjonctif :

(137) II n'y a personne qui n' (accorde + acquiesce + affirme + avoue +...) qu'il n'ait été habituel d'agir ainsi

(début de la table 9 de Gross 1975)

(138) Vous n'en trouverez aucun parmi nous qui ne (croie + discerne + estime + présume + pense + suppose) que la guerre ne doive se terminer bientôt

(verbes de la table 6, Gross)

Ne peut aussi apparaître avec des verbes non soumis à l'alternance subjonctif-indicatif, c'est-à-dire avec des verbes qui sont toujours au subjonctif :

(139) II n'y a personne qui ne souhaite que la guerre ne cesse bientôt

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Des constructions voisines permettent aussi ne :

(140) II n'y a pas beaucoup de gens qui ne souhaitent que la guerre ne cesse bientôt

(141) Marie n 'a pas dit que personne ne souhaitait que la guerre ne cesse bientôt

(142) // n'y a personne qui ne s'attende à ce que la guerre ne soit terminée bientôt

Les verbes pouvant entrer dans ces constructions ne sont donc pas seulement ceux qui ont une complétive dont le verbe est sensible à la polarité de la principale : il suffit qu'une construction complétive au subjonctif soit possible — ou avec un modal :

(143) // n'y a personne qui n'ait estimé que la guerre ne cesserait bientôt

II peut paraître surprenant que ces emplois possibles de ne apparaissent si peu dans les corpus et les études sur la négation : ce qui compte, rappelons- le, ce sont les impossibilités d'emploi, lorsqu'on étudie un terme à occurrence facultative.

Nous ferons donc l'hypothèse que dans ce cas, ne devient véritablement élément à polarité de double négation — indépendamment de tout verbe principal — et dont le rôle sémantique est de nier le subjonctif ou le modal du verbe, afin de favoriser une interprétation affirmative de la proposition.

3) Les verbes de crainte partagent les propriétés des verbes à négation double, y compris l'influence de la polarité sur l'occurrence de ne — mais la distribution est inversée :

craindre que ne P (polarité affirmative) ne pas craindre que P (polarité négative)

Cependant, ne apparaît de même dans la proposition à polarité affirmative.

L'analyse que l'on va faire de ne va donc être la même que précédemment : ne est un élément de polarité double affective; les verbes « de crainte » pouvant commander ne pourraient donc correspondre à une lexicalisation de deux éléments affectifs; de fait craindre P est équivalent sémantiquement à se demander si ne pas P (question-négation) ou à -.juger non impossible que P (double négation).

Cette analyse expliquerait d'ailleurs pourquoi, dans les cas où la subordonnée correspond à un fait réalisé ou avéré, ne disparaît : dans ces cas-là, craindre ne peut plus être interprété sémantiquement comme une question- négation, ou comme la double négation d'une possibilité, et dénote simplement un sentiment devant un fait de réalité indiscutable.

Il n'y aurait aucune raison de refuser cette analyse de craindre, et d'accepter par ailleurs que nier contienne une négation 13.

Dans cette sous-catégorie entrent des verbes, des noms, des adjectifs : l'anxiété que, anxieux que, appréhender que, craindre que, la crainte que, le danger que, l'effroi que, la frayeur que, l'inquiétude que, inquiet que, s'inquiéter de ce que, redouter que, soupçonner que, le soupçon que, suspecter que, trembler que...

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Il est possible que ne, à partir d'une construction dans des contextes à double polarité, ait vu son emploi étendu à des constructions proches séman- tiquement; ainsi, on trouve ne employé, mais beaucoup moins souvent, avec des verbes ou des expressions dénotant simplement la possibilité; si certaines de ces expressions sont des négations doubles, d'autres indiquent clairement que l'occurrence de ne peut être conditionnée sémantiquement :

II est possible que, il n'est pas impossible que, il y a des chances que, la possibilité que, il se pourrait que; que ne... et alors...; ça ne m' étonnerait pas que, ne pas exclure que, ne .pas éliminer que, s'attendre à ce que, ne pas écarter, il n'en résulte pas nécessairement que, il ne s'en suit pas forcément que, il faut s'attendre à ce que; risquer que, le danger que, pour peu que, à moins que.

Dans ce cas également, on peut juger ces expressions interprétables globalement comme : se demander si ne pas P, juger non impossible P. C'est donc bien cet élément sémantique qui conditionne l'occurrence de ne, et non la crainte. Si, de fait, la plupart du temps, l'élément sémantique de crainte apparaît dans le contexte lorsque ces expressions sont employées, il peut aussi se faire qu'à l'inverse, ce soit l'espoir de la réalisation qui y figure (cf. première partie). D'une façon générale, par contre, la simple expression d'une possibilité exclut l'emploi de ne. Il faut donc qu'il y ait une certaine emphase, marquant un sentiment du locuteur devant la perspective de réalisation de l'action, pour que ne apparaisse; ceci s'apparente tout à fait à l'opposition de se demander si, où l'on envisage simplement quelque chose, avec : se demander si nepas, où l'action est redoutée ou souhaitée.

D'ailleurs, une petite sous-catégorie de constructions dénotant l'espoir de réalisation de l'action fait pendant aux verbes « de crainte », dans l'emploi de ne :

brûler que (xvne), ne pas désespérer que, être impatient que, mourir que (xvne), n'en pouvoir plus que (xvne), pétiller que (xvne), il tarde à N que.

Nous les analyserons donc de façon identique, interprétables sémantiquement comme deux éléments affectifs (visibles dans ne pas désespérer que). Le même verbe, mourir, peut d'ailleurs renvoyer métaphoriquement à l'espoir ou à la crainte (mourir de peur).

D'autres verbes sémantiquement proches entrent dans une construction négative, et peuvent alors se construire avec ne :

(144) On ne peut que (espérer + attendre + souhaiter + désirer + vouloir) que la guerre ne s 'arrête enfin

II est clair que ne est devenu une sorte de marque de polarité du possible dans ces constructions; l'origine syntaxique pourrait être chercher dans des constructions ambiguës (causales/finales) dont la conjonction a été réduite à que — surtout si l'on se souvient que pour que a pu indiquer indifféremment cause et but14; on peut comparer :

(145) Elle brûle parce que cet événement n'arrive pas

(146) Elle brûle que cet événement n'arrive et de façon analogue :

(147) Elle tremble pour que cet événement n'arrive pas

(148) Elle tremble que cet événement n'arrive

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Conclusion

Références

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